Chronique d'une
rencontre (suite) par Clara Murner
Vendredi 15 octobre 2015
La route était somptueuse : forêts d'automne aux
couleurs mordorées, vieilles ruines perchées sur un roc, village au pied des
vestiges : le passé qui veille sur le présent.
En arrivant, nous buvons un
thé en attendant la cheikha dont l'avion a un peu de retard. Joie des
retrouvailles et nouvelles rencontres ; tout le monde est là quand elle
arrive enfin. En sortant de voiture, vêtue d'une gandoura vert sombre ornée de
fils d'or, recouverte d'un châle noir brodé,
elle prend dans ses bras tous les assistants, longuement, un à un.
Dans la grande salle préparée
pour le dîner, nous prenons place sous l'oeil du portrait de Rumî accroché au
mur. J'avais oublié sa voix frêle, son sourire très doux, toute la simplicité
qui se dégage de sa personne, sa façon d'observer, directe, droit dans les
yeux. Difficile de supporter son regard tourné vers moi, je suis gênée, je
crois qu'elle regarde sa fille, assise à côté de moi, mais non...
On lui demande si elle n'est
pas trop fatiguée pour l'entretien spirituel du soir, pas du tout, au
contraire, « ce qui la repose c'est de faire des entretiens
spirituels. »
« Je salue respectueusement chacun d'entre
vous et vous remercie d'être là » nous dit-elle pour commencer. La
gratitude, c'est un état spirituel très important. Son maître remerciait
ainsi : « Gratitude à Dieu et remerciement aux serviteurs.».
Si on ne remercie pas les serviteurs, Dieu n'accepte pas la gratitude.
Elle insiste sur le bénéfice
d'être réunis ensemble, encore une fois, pour lire le Mathnawî de Jallal ud Din
Rumî. [1] Dans
toutes les religions, les réunions collectives sont préconisées.
Le monde va vers une crise
très sérieuse . Rumî dit que « Quand l'obscurité augmente, il faut
que la lumière augmente ». « Nous pouvons nous réunir pour
être des colombes de paix ».
Plus elle parle, plus son
visage et ses mains s'animent, une impression de force inouïe se dégage de sa
frêle silhouette. Mawlana ne dit pas de prendre les armes, mais de propager la
lumière avec nos états spirituels et nos attitudes et de cheminer sur la voie
de l'Amour.
Elle revient sur les histoires-enseignements du Mathnawî,
leur enchâssement les unes dans les autres.
En fine connaisseuse des textiles, elle tisse des métaphores. « Rumî
nous parle d'une chose, puis passe à une autre et ainsi de suite, les thèmes
s'emboîtent, sont liés les uns aux autres comme une dentelle. » ll
nous entraîne dans des digressions pour rassembler le sujet à la fin ;
ainsi les idées s'enracinent mieux dans l'esprit humain. Ces
histoires-enseignement parlent de la réalité intérieure. C'est aussi sa
méthode. Elle commence un thème pour passer à un autre, tout en citant le
Mathnawi ou des hadiths[2]
pour nous parler de l'esprit, par opposition au corps. Il faut donner la
primauté aux désirs de l'esprit ; maintenir l'équilibre ; en disant
cela, ses mains fines miment une balance à deux plateaux.
« L'étymologie du mot islam est double :
soumission et équilibre. Soutenir son esprit, c'est un service qu'on se rend à
soi-même. Faire ce que veut l'âme charnelle ne satisfait pas l'homme. Dieu a
mis le bonheur dans l'esprit, pas dans la matière. L'esprit en nous
s'impatiente ! » En ce
moment, ce sont les jours très importants de muharram, le mois des gens de la
famille du Prophète (les saints soufis).
« Dormez avec le Bien,
Réveillez-vous avec le Bien, retrouvons-nous pour le Bien » sont ses
derniers mots de la soirée, avant de nous quitter de son pas léger.
Samedi 16 octobre
C'est une belle journée d'automne, très ensoleillée.
Réveil sur les chapeaux de roue, je m'habille en hâte, les autres sont déjà
parties, ma montre est arrêtée. Un reste de café encore chaud, une mandarine et
c'est parti pour une matinée d'entretiens spirituels intenses. Tout le monde
est déjà installé quand elle arrive furtivement, la discrétion même, vêtue
d'une sobre robe orientale noire, un châle vert sombre sur les épaules, sans
bijou aucun, sauf une bague noire. « Il y a beaucoup de raisons d'être
bien, nous dit-elle, après nous avoir longuement observés en silence, un à
un. On devrait être heureux tous les jours en se réveillant d'avoir deux
mains, deux jambes, deux yeux... » Etre conscient de tout ce qu'on a
doit suffire à nous contenter. Elle nous donne une recette spirituelle :
des prières de remerciement. Les médicaments ne tranquillisent qu'un instant
tandis que les remèdes spirituels sont pérennes.
C'est alors le commentaire d'une des histoires les plus
subtiles du Mathnawî, une histoire coupée d'enchâssements multiples selon la
méthode de Rumî pour présenter le message sous différents aspects, une
multiplicité d'exemples. C'est l'histoire d'un roi juif qui livrait une guerre
contre Jésus. Certains l'ont identifié à St Paul, juif d'origine qui avait
combattu les Chrétiens. « L'esprit de Moïse était l'esprit de Jésus.
Mais sous prétexte d'être le gardien de Moïse, il a versé le sang de milliers
de croyants. Tous les prophètes depuis Adam sont un ; on ne peut les
séparer. »
Pour illustrer cette vérité,
elle nous lit l'anecdote du marchand de flacon qui louchait. Croyant voir deux
flacons, il en brise un, mais les deux disparaissent. Si on nie Mohammad, Jésus
et Moïse vont disparaître.
« On trouve ce roi
oppresseur dans toutes les religions, à toutes les époques. On considère que le
cancer est la maladie de l'époque, mais c'est d'être bourré de préjugés qui
nous rend malades. Toutes les maladies viennent de là. »
Pour nous convaincre, elle se prend elle-même en
exemple : « Quand je suis née, une voisine s'occupait de moi, pour
elle Nur, c'était un bébé ; à dix ans, ça n'avait rien à voir,
pourtant les deux étaient Nur ; à
vingt ans, il n'y avait rien de comparable avec l'enfant, en apparence, puis à
cinquante ans, quel rapport avec le bébé ? Pourtant c'est la même
personne, l'apparence a changé mais la réalité intérieure est une. C'est ainsi
pour les prophètes. Chaque prophète vient parachever celui qui l'a précédé. Si
on tue une personne de cinquante ans, on tue le bébé. On doit considérer
les prophètes comme un tout. »
Son ton se fait plus doux,
plus intime, nous avons conscience d'entrer dans la confidence « Je
suis née dans une famille musulmane, mais j'ai ressenti le besoin
d'approfondir, de chercher à quelle religion j'étais le plus adaptée. J'ai
découvert que les Juifs n'acceptent pas Jésus, que les Chrétiens n'acceptent
pas Muhammad, alors j'ai étudié sérieusement l'islam. Il y avait ce verset
« Nous ne séparons aucun prophète les uns des autres. »
L'amour de l'homme est capable d'embrasser toute l'humanité. Dans le
soufisme, le cœur est décrit comme étant Marie et l'esprit, dont nous devons
prendre soin, est symbolisé par Jésus. Ils sont en nous. » Joignant le
geste à la parole, le bras droit arrondi sur le cœur, elle ressemble aux
anciennes statues mariales des églises romanes.
Les conflits entre religions proviennent de l'ignorance.
Disant cela, elle parle avec passion, fait des gestes, s'emporte,
indignée ; ce qui se passe dans le monde la touche énormément : « Ce
que font aujourd'hui certains hommes, même les démons ne le feraient pas ! Il
y a des hommes qui font peur au Démon lui-même !» Elle nous fait rire
en disant que le Shaytan (Satan) est jaloux d'eux.
Le thème de la jalousie
reviendra souvent au cours de la journée : Une personne qui n'abrite
aucun mal dans son coeur ne doit pas être jalousée. Il y a beaucoup de jalousie
dans la maison du corps. Les hommes ordinaires se noient dans des petites
pensées. Elle cite le Coran « purifiez
ma maison », soit, purifiez votre monde intérieur. Verse
de la poussière sur la tête de la jalousie et de l'envie. Ne vas
pas dans le quartier de l'obscurité et du désespoir, il y a tant de
soleils !
Quand je regarde l'assistance, je remarque que les
visages changent, deviennent beaux, reflètent une harmonie, une paix
intérieure ; c'est quelque chose d'imperceptible, mais ce ne sont plus
tout à fait les mêmes personnes que celles aperçues le matin, tous sont pendus
à ses lèvres, cherchant à saisir le sens profond de ses paroles. Il est vrai
que cette forêt de symboles et de métaphores demande un intense effort de
concentration. Certains me diront plus tard « On est sous le choc, il
faut digérer !»
Le déjeuner autour d'un
copieux couscous est un moment de détente qu'on savoure ensemble dans un léger
brouhaha de conversations où les langues se délient. A côté de moi des jeunes
venus de Toulouse parlent de leur séjour à Istanbul, un autre me confie qu'il
s'est inscrit à l'INALCO pour apprendre
le turc. De grands tajines fumants circulent dans la convivialité et l'amitié
des coeurs.
Plus tard, elle nous parlera des soutiens psychologiques
spirituels qu'elle donne à Istanbul. « Certains s'agrippent au passé,
transportent jusqu'à l'âge mur les aspects négatifs du passé : c'est la
porte ouverte à la dépression. Il faut se tourner vers le passé pour en tirer
des enseignements pour le présent, pas pour gémir. Tant de présents viennent du
ciel. Il n'y a aucune raison de déprimer. » Jamais fatiguée, elle
s'efforce inlassablement de mettre à notre portée les richesses infinies de cet
enseignement spirituel avec l'aide de L.
son fidèle traducteur.
dimanche matin 17 octobre
Il pleut à verse. Heureusement nous avons profité du beau
temps, hier, pour ramasser des noix et des kakis. C'est à nous de parler, de
lui poser des questions. « Vous écouter me procure la plus grande
joie. Ma particularité, c'est de me taire et d'écouter. Si je parle,
c'est par devoir spirituel. Je n'ai rien dit tant que Ṣefiq Çan[3]
était en vie.» C'est par ordre de son maître, methnevihan (commentateur du
Mathnawî), qu'elle a pris la relève, après sa mort. « Il me répétait
des dizaines de fois : Mme Nur, ces entretiens doivent continuer ! »
Elle nous raconte comment il
l'a littéralement poussée à lui succéder. Non sans émotion, elle évoque les
derniers instants de ce chevalier spirituel qui pensait à l'Autre avant tout,
quelle que soit sa foi. Un très beau départ et un très beau moment. « Je
compris combien il était vain d'avoir peur de la mort. Quand on a eu une
vie élégante et subtile, on meurt de même. Dans la voie mevlevi, c'est
« la nuit de noces ». C'est difficile à croire, mais on ne peut
pas s'affliger. » Ses dernières paroles
sont pour elle : « N'aies pas peur, sois courageuse, tu vas
réussir ».
10h30 : c'est l'heure de la séparation : « Quand
on se quitte, il faut toujours penser aux retrouvailles ». Ce sera
dans six mois. Tout ce temps sans entendre la voix douce vibrante d'émotion,
sans contempler le regard de velours, la frêle silhouette qui se retourne une
dernière fois, et s'incline, face à nous, avant de franchir la porte, pour nous
redire ces mots ultimes :« N'ayez crainte, soyons courageux, nous
allons réussir!»
[1] Djalâl-ud-Dîn Rûmî,
appelé Mawlana (notre maître), l'auteur du Mathnawî, est né à Balkh en
1207, au Khorassan et mort à Konya (Turquie) en 1273.
[2]Paroles
rapportées du prophète Muhammad
[3]Parti
à 99 ans, il était le dernier représentant de la chaîne initiatique remontant à
Rumî, l'auteur du Mathnawî.
Merci pour ce témougnage.
RépondreSupprimerMerci à Clara pour son amour et sa dévotion.. Merci à toi aussi Anne
Supprimer. Nous avons cet amour en commun!a partager partout piur chacun ��
Bises
Bonjour et merci pour ce beau partage.
RépondreSupprimerJe voudrais rencontrer Cheikha Nour. Pourriez vous me dire comment je pourrais la joindre. Merci.
Yamilé