mardi 12 avril 2016

RENCONTRE AVEC UNE FEMME REMARQUABLE



Par Clara Murner



Vendredi 12 Juin. A Roumanières, l'aéroport de Bergerac, je le reconnais tout de suite, assis sur un banc devant l'entrée; teint hâlé, crâne chauve, barbe en collier, petit chapeau en cuir à la main, c'est F. musicien, traducteur du Mathnawî de Rûmî, maître de sabre japonais et vannier à ses heures. Venu de la Creuse, il vient attendre les Bruxellois que nous devons emmener dans le sud du département pour rencontrer Cheikha Nur, venue d'Istambul.
Je ne la connais guère que de nom.
Je ne l'ai jamais vue.




Une quarantaine de personnes venues de partout, Belgique,
Dakar, Paris, Toulouse, Sète, viennent se ressourcer ici. Nous
arrivons sous une pluie battante, à la nuit tombée, dans un manoir
du XIIe siècle.
Passé le grand portail encadré de statues, je me gare devant un
portique couvert de roses. À peine le moteur arrêté, un groupe
de femmes habillées à l’orientale passe devant les phares allumés.
J’ai une certitude immédiate : Cheikha Nur, c’est elle,
cette frêle femme en robe verte, un châle vert sur les épaules,
cheveux foncés coupés courts, yeux noirs, teint clair. Nous la
rejoignons aussitôt dans une ancienne grange restaurée pour
l’entretien spirituel du soir. Le repas, ce sera après, la nourriture
de l’esprit d’abord.
Une quarantaine de personnes sont en méditation silencieuse
quand nous pénétrons dans la salle. Je suis frappée du nombre
de femmes, seules quelques têtes masculines émergent par-ci 
par-là, y compris le petit H. âgé de 10 mois, qui assiste sagement
à tous les entretiens sans broncher, à part quelques babils.
Quand elle se met à parler, en turc, ses mains fines ornées
d’une grosse bague noire, parlent aussi, autant que le traducteur
placé à sa droite. Sa voix est douce et mélodieuse. Mais
comme elle semble fragile ! Cependant, elle dégage une impression
de force, émanant d’une volonté de fer. À n’en pas douter,
c’est une battante. Son titre, reconnu par les pairs, de « mesnevihan
», lecteur du Mathnawî, cette oeuvre colossale du grand
maître soufi de Konya qu’on appelle Mevlana (notre maître) ou
Rûmî, lui a été conféré par son maître Şefiq Can Dede, juste
avant sa disparition en 2005, à l’âge de 99 ans.
Je me souviens avec émotion de l’avoir rencontré il y a environ
vingt ans, à Konya, lors du colloque Rûmî et Goethe, et
d’avoir été très impressionnée par l’aura spirituelle de cet homme
humble, réservé et discret.


SEULE FEMME DEPUIS QUATRE CENT ANS 




Elle nous explique le sens de cette fonction de « mesnevihan »
ininterrompue depuis huit cents ans. Il s’agit de la capacité à
maîtriser une lecture des significations profondes de cette oeuvre
inspirée, le Mathnawî, lui-même commentaire ésotérique
de 25 000 vers, sous forme de 260 histoires-enseignement, qui
permet de dévoiler le sens du Coran. C’est seulement la deuxième
fois qu’une femme porte ce titre en huit cents ans et la dernière
fois, c’était il y a quatre cents ans. Impressionnant !
Elle nous parle de son enfance, passée dans une zaouia (centre
spirituel d’une confrérie soufie) et de sa mère soufie, dont la vie
fut remplie de souffrances. À chaque fois qu’elle allait en parler
à son maître, elle s’entendait dire la même réponse. La plume a
écrit et l’encre s’est asséchée. Autrement dit, c’est le destin...
Inadmissible pour l’enfant qu’elle était ! C’était trop facile, il
devait y avoir un remède.
S’il y a un pouvoir divin d’écrire le destin, il y a aussi un pouvoir
d’effacer, disait Abd el Qader Jilanî, le grand maître soufi

algérien. Pour le Très-Haut, rien d’impossible. Quand elle parle
de Lui, de son amour infini pour toutes les créatures, son visage
resplendit d’un éclat intense et ses yeux de velours deviennent
profonds comme des puits.
C’est cela l’enseignement du Mathnavî, un très grand humanisme,
qui parle à toutes les créatures, de toutes les religions
comme aux athées, sans distinction aucune : c’est une spiritualité
universelle.
Après quelques échanges avec l’assemblée, elle se retire
humblement, avec force remerciements et salutations, et sort de
la salle à reculons, en signe de respect pour l’assemblée. On
sent que cette femme d’une quarantaine d’années est rompue au
code de bonne conduite spirituelle, appelé adab en arabe.
Une brève collation plus tard, je rejoins ma cabane dans le
jardin. La pluie a cessé et une bonne odeur de terre mouillée
monte du sol.
Samedi 13 juin. Réveillée par la lumière de l’aube, je découvre
à travers les larges baies vitrées que je suis au milieu d’une
forêt. C’est grandiose. Après une bonne douche, encore à peine
éveillée, je me dirige vers la grange. En passant devant un ancien
bâtiment, j’aperçois la Cheikha en train d’écrire sur une
terrasse, entourée de sa fille et de sa secrétaire et disciple T.
Toutes les trois sont silencieuses, je leur fais un bref salut en
passant devant elles. Je me perds un peu entre les bâtiments du
domaine avant de retrouver la grange où tout le monde est attablé
pour le petit déjeuner.
À neuf heures trente, elle fait son entrée, toujours aussi discrètement
et humblement, toute de blanc vêtue, pour les « entretiens
spirituels » de la matinée.
Ils porteront toute la journée sur les extraits du Mathnawî proposés
par les cercles de Mathnawî de Paris et de Bruxelles. Elle
lit les distiques très lentement, signale les paroles importantes,
comme cette maxime « l’amour est explicité par l’amour » :
l’amour ne s’explique pas, il se prouve. Il n’y a pas de dualité
en islam, on atteint l’unicité par l’amour.
L’amour, il en sera beaucoup question pendant toute la session,
mais il sera surtout palpable entre la Cheikha et tous les
assistants. Elle reste parfois de longs moments en silence, contemplant
les visages des participants car regarder de beaux visages
est une prière.
Après la manne céleste des entretiens, les repas sont pris ensemble,
chacun apportant son aide pour dresser les tables disposées
en U, recouvertes de nappes blanches saupoudrées de
pétales de rose.
La Cheikha mange avec nous, après la bénédiction pour le
repas, avec des gestes lents et élégants.
L’interruption de l’après-midi permet à chacun de découvrir
le domaine entouré d’un grand parc. La pluie a cessé, l’air embaume
la terre rafraîchie.



FEMMES SPIRITUELLES



La séance de l’après-midi se poursuit avec une histoire soufie
hautement symbolique. Lors de l’échange avec le public, je me
hasarde à poser la question qui me démange depuis le début :
pourquoi si peu de femmes dans la spiritualité de l’islam, alors
qu’il est notoire qu’elles peuvent atteindre des degrés supérieurs
aux hommes dans ce domaine ? C’est avec une colère
maîtrisée qu’elle répond en dénonçant l’oppression inadmissible
des hommes sur les femmes depuis la nuit des temps. Les
femmes doivent lutter pour prendre la place qui leur revient en
tant qu’êtres humains, ne pas se laisser dominer. Le premier
« homme », Adam, dans le Coran comme dans la Bible, est un
être humain, ni homme, ni femme. Il est le prototype de l’espèce
humaine. Elle ne nous voit pas en tant qu’êtres sexués mais en
tant qu’êtres humains. Plus le propos devient intense et énergique,
plus ses mains traduisent en signes les mots que nous
avons du mal à comprendre. Cette langue des signes improvisée
impressionne les esprits attentifs et ouvre les coeurs, tandis que
le traducteur continue sa tâche imperturbablement.
Bien souvent, dans cette journée, amour et humour se succèdent
et se complètent dans cette ambiance chaleureuse, presque
familiale. Ces moments de détente nous rapprochent de cette
grande dame, si attachante.
Dimanche 14 juin. Nous sommes une famille, nous dit-elle
avant de nous quitter, en formulant le voeu de revenir bientôt
et la promesse de rester avec nous avec le coeur, battements de
main à l’appui, sur sa poitrine. Un dernier au revoir, mains jointes,
face à nous et les trois femmes à la démarche légère s’en
vont reprendre l’avion pour Istambul.
Nous prenons un dernier repas ensemble, puis formons
un cercle autour de F., qui nous chante quelques distiques du
Mathnawî, selon la manière traditionnelle qu’il a apprise auprès
de ses maîtres soufis, en Inde. Au fait, qu’est-ce qu’un soufi ?
C’est celui qui rend service, qui est rempli d’amour et qui revêt
les traits de caractère des prophètes. (Cheikha Nur)

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